Les Italiens de Tunisie dans l’œuvre d’Adrien Salmieri

Publié le par Alessio Loreti

Le roman Chronique des morts (1974) d’Adrien Salmieri est essentiellement un portrait de la communauté italienne - dont l’auteur se veut le porte-parole –, où il propose un bilan plutôt qu'un jugement.

Les ancêtres de la colonie, pionniers dans la découverte de la Tunisie, ressemblent à des aventuriers du Far West; Salmieri met en évidence leur tempérament dans l’évocation de l’expansion coloniale en Afrique du Nord :


« l’histoire de cette colonie italienne, la secrète, la seule vraie, est faite d’adultères, de possessions furieuses et forcées, de vengeances du sexe et de désirs inassouvis ; toute, la cachée, la véritable, s’est faite dans des chambres badigeonnées de blanc, hors des villes, derrière des haies de figuiers de Barbarie, les après-midi de viol, dans des fiacres aux rideaux baissés, devant le portail de la maison conjugale. Ils n’ont pas accompli un geste qui ne survît à s’assurer la possession momentanée d’un corps, ils n’ont pas écrit ou prononcé un mot qui ne visât à satisfaire le caprice du moment, tout pourvu que….., et ils sont morts d’amour, pendant des jours ou pendant des années, cela ne compte pas, la fièvre les emportait » (Salmieri : 1974, 43).

Le tableau dépeint par l’auteur représente des gens impatients, emportés par la fièvre coloniale et par le désir de conquête, de « possession furieuse », de réussite, de rachat. Les acteurs de cette course au trésor – ou de fuite d’un monde de misère qui est le leur-  poursuivent des objectifs éphémères, momentanés, censés satisfaire leurs caprices, sans avoir aucune vision de l’avenir. Mus par l’intrigue, ces Italiens gardent des coutumes sauvages dans les rapports sociaux et interpersonnels. Ils sont comparables à ces troupes d’Arditi, formées d'« ex-dinamiteros de retour de la guerre, beaucoup de chômeurs de différents types, des égarés, jeunes intellectuels idéalistes, la crème des canailles [...] bandits, pirates, aventuriers » (1973 : 12), « secs, affamés, des yeux de loup et le sexe dur, rien à perdre » (1973 : 62).


D’après le regard de Salmieri la colonie italienne de Tunisie est une synthèse du pays d'origine et d’ailleurs l’écrivain compare volontiers les siens aux Italiens de la Mère Patrie, car ils ont le même caractère et font partie du même peuple. Voici leur philosophie de vie en résumé, à la montée du fascisme :


« 1) primum vivere / 2) vive la mort – une belle mort vaut mieux qu'une longue vie / 3) sont méprisables : les femmes, les faibles, les incapables, les pacifiques / 4) les hommes sont, ensemble, vils et ineptes, ils ont besoin de chefs /  5) il n'y a pas de limites à la violence ni au plaisir si ce n'est celle qu'ils imposent d'eux-mêmes dans leur propre fonctionnement ; l'histoire ne se soumet qu'aux forts / c'est à dire ceux qui en toute chose ont dépassé les limites » (1973 : 116-117).


Ces Italiens sont donc pour la plupart aventureux et parfois violents, fiers et défendant leur sens de l’honneur mais aussi naïfs, puérils, presque aveugles devant la réalité qu’ils ne savent pas évaluer. Par ailleurs ils se laissent charmer par le théâtre, la musique de Verdi, les recettes de cuisine, les pronostics du loto, par la beauté et l’insouciance. Si les Italiens de Tunisie semblent très engagés dans la défense de leur patrie ancestrale et de leur influence en Tunisie, Salmieri nous dévoile un aspect moins évident et que la colonie n’aime pas afficher.


« Je manquerais à la majesté de la Chronique si je laissais croire que mes anciens étaient des intransigeants…genre poignard entre les dents grenade amorcée au poing […] leur naturelle strafottenza, le je-m’en-foutisme et surtout une profonde incapacité, qu’ils partageaient avec ceux de la Mère Patrie, à s’intéresser à d’autres affaires que les privées, vengeances, gain d’argent, adultère, naissaient démoralisés, en ce temps-là….faisait que le fascisme de la Colonie était implacable en paroles seulement ou dans des manifestations anodines ; d’ailleurs, ils n’avaient pas le choix, pour avoir tant trafiqué forniqué comploté avec les races de la moitié du monde ; et la circulation d’une sève dense et amollissante dans tout ce qui vivait ici ne les incitait pas à la dureté »(Salmieri : 1974, 153).

Les intérêts réels de la colonie ne correspondent pas toujours aux propos des revendications patriotiques, aussi théâtralisés soient-elles. En outre, dans ce passage l’auteur nous révèle une autre obsession de la colonie: le concept d’une race et d’une culture italiennes pures, exemptes de tout métissage auquel se prête au contraire la société française. D’où aussi le refus catégorique, du moins théorique, de se confondre avec l’élément français à travers la naturalisation qui est considérée comme infamante, un vrai déshonneur. La colonie tient à sa dignité et prétend se sacrifier pour la patrie. Le chat compagnon d’enfance de l’auteur est évoqué dans le roman comme un emblème du « martyr » de la tribu, car son destin n’en sera pas moins tragi-comique : « [Liou] racheta cette vie de bassesse par sa mort : en 43, il fut mangé par des Américains, auxquels il fut servi en tant que civet de lapin […] jamais il n’avait quitté le coin du couloir, et s’il le fit en juin 1943, ce fut avec l’intention du sacrifice – pour l’honneur de la Colonie. Qui en avait à revendre » (Salmieri : 1974 : 115). Ce chat, jumeau de quelques jours de l’auteur, et « destiné à l’immortalité » (1974 : 114) est d’autant plus symbolique car « [il] comprit qu’il fallait vivre enlaidi et hérissé, et que pour avoir la paix avec les fous il faut être fou : il choisit de devenir chat-à-sa-maman, ne pensa qu’a engraisser et à contempler la famille d’un regard vide, si ce n’est ce bleu inquiétant […] et par amour de la paix, il se châtra, figurativement parlant, afin de ne pas donner le mauvais exemple » (1974 : 115).

         La colonie italienne aime afficher ses choix esthétiques et ne dédaigne pas complètement le fait culturel. Dans le roman, la famille de l’auteur, tout comme les autres bourgeois de la colonie, mène une vie comparable aux Italiens de la métropole. Ils ne veulent pas être assimilés aux désespérés qui abordent, parfois clandestinement, les côtes du Cap Bon avec des embarcations de fortune et qu’ils regardent avec un certain dédain. Cosmopolites, ils apprécient la culture de haut niveau, les classiques français et italiens, ils fréquentent la bibliothèque du lycée italien ou du luxueux palais de l’association culturelle Dante Alighieri. Plongée dans un univers italo-tunisien la colonie, voulant vivre à l’heure de Rome – sans pour autant négliger la culture française - ne cache pas son élitisme : « pas question de culture populaire, la seule admise par les miens était la leur, qui parlait de Dante, Leopardi et Carducci; L’Italie réelle, mes anciens s’en foutaient éperdument » (264). D’ailleurs les œuvres de Giuseppe Verdi sont privilégiées « pour des raisons de prestige » (1974 : 141).

L’école royale italienne, qui constitue le moyen de diffusion de la culture italienne le plus important et efficace, outre à mettre en œuvre des méthodes pédagogiques fécondes, forme les jeunes italiens au respect, au patriotisme, et surtout à prendre parti en faveur de l’Italie dans la « guerre froide » qui l’oppose à la France :


« Nous allions au gymnase pour apprendre à devenir italiens. Après la lecture commentée, venait le componimento sur un thème glorieux comme de juste : exalter le primat civil et religieux des Italiens. La conclusion suggérée devait mettre en évidence que nous étions les vrais fils de Rome – les seuls. Pompée républicain si prisé par les Gaulois (=les Français) alors que César gallophobe, créateur de l’Empire, la légion ; il y avait là une très bonne comparaison à développer pour prouver la continuité historique de Rome » (1974 : 153-156).

Salmieri ne manque pas de souligner les manipulations politiques dont sont l’objet, par naïveté, les membres de la colonie : « les Italianissimes de la Colonie Italianissime de Tunis, les irréductibles, les définitivement aveuglés par les projecteurs de la Patrie » (1974 : 47). Dans le but d’éduquer les jeunes ressortissants de la colonie aux sentiments les plus patriotiques on leur inculque que « l’italianité de Tunis, Nice, de la Corse, de la Savoie ne saurait pas être mise en doute » (1974 : 152). Le lycée royal de Tunis leur sert pour apprendre à devenir Italiens à grands coups de chants nationalistes, slogans impérialistes et hymnes guerriers, parfois au détriment des programmes d’étude traditionnels.

A la veille de la seconde guerre mondiale se prépare la liquidation de la communauté italienne. Mais parmi ses membres, personne ne voit la catastrophe arriver (une sorte d’aveuglement qui se manifestera plus tard encore, à la veille de la décolonisation), au contraire, les Italiens croient que le moment est venu finalement de chasser les Français :


« C’était déjà 37, l’année où l’on peut croire que c‘était arrivé, que nous, les Italiens, eux, mes morts…, étaient enfin devenus quelqu’un ; finie, la nation de prolétaires, même mes tantes l’affirmaient : quant à mon père, il en délirait. […] Ils revenaient, avocats docteurs ingénieurs, titrés et les canines aiguisées, il est certain que lorsque la Tunisie sera devenue italienne il faudra des ‘professionisti’…nous, inutile (immoral) de laisser prendre les places par des gens venus de la Mère Patrie, la Colonie nous l’avons défrichée à la sueur de notre front. (…) Mes morts chéris, aveugles, ignares… […] En apparence tout continue comme auparavant ; mais déjà, la dispersion commençait, prélude aux catastrophes… »(162).

La colonie attend jusqu’au bout de l’histoire l’heure de sa gloire, tout comme ce gros possédant du Cap Bon qui arrive à « bâtir une villa ‘comme au cinéma’, destinée à recevoir le Duce lors de son imminent séjour en Tunisie à l’occasion de la prise de possession » (1974 : 159).

La déclaration de guerre de l’Italie à la France en 1940, que les Italiens de Tunisie voient comme enfin la revanche italienne sur l’humiliation française de 1881, représente au contraire la rupture définitive du précaire équilibre italo-français. Car, si les relations franco-italiennes sont tumultueuses, leurs synergies ont été jusque-là vitales dans le fonctionnement du protectorat.


« Le coup de tonnerre du 10 juin balaya cette débauche…la déclaration de guerre à la France, que tout le monde attendait, pourtant…sans plaisir…, au plus un sentiment de gêne, d’avoir à se retrouver ennemis déclarés de gens à qui nous liait le mépris et la haine…en temps de paix…, c’est-à-dire au fond, une amitié aversion complexe et réelle… depuis si longtemps que nous voguions rivés à la même galère africaine avec une si durable continuité d’abus, d’injustices, au détriment des autres…les Tunisiens. Nous les chicanions à tout propos, ces pauvres cousins gaulois…, ce n’est pas qu’ils fussent de reste, à notre égard…mais de là à guerroyer…nous mettre en posture de vainqueurs et eux, de vaincus…embarrassants, les perdants qu’en faire, passée l’euphorie du triomphe ? »(1974: 225)


Après la défaite italienne la colonie se replie sur elle-même, isolée de l’ancienne Mère Patrie et ostracisée par le Protecteur, montrée du doigt par le colonisé :


« Il en mourut je ne sais plus combien d’Italiens, de chagrin et du mépris dont ils étaient entourés, en lente distillation quotidienne, par leurs voisins Français et Arabes et Turcs ou de quelque autre ethnie babéliquement rassemblée pour l’exécution de la vengeance… mesquine comme de juste […] Joseph racontait les exactions dont il avait eu connaissance par ses informateurs, ses derniers fidèles ; Gina pleurnichait et Orsolina se signait […] Ce n’était rien cela, il restait encore à souffrir l’écrasement du 8 septembre, quand toute la ville en fête bavait d’enthousiasme et de joie à nous humilier, quand tout Tunis a fêté l’armistice de l’Italie, la capitulation […] A compter de cette nuit, la Colonie, son agonie terminée, a contemplé son propre cadavre, très indifférente, sauf aux complications que le nouvel état comportait, les privations alimentaires, les comptes en banque bloqués, leurs commerces sous séquestre; la solitude : chez nous plus personne ne venait marteler le heurtoir à la petite main de bronze qui serrait une pomme […] Sans résister, ils subirent le décret d’expulsion. Et ceux que la guerre épargna ou oublia de tuer moururent de chagrin ou de honte, maintenant qu’avoir été italien était honteux, ou surtout de maladie…mon père…ma mère, et tous les autres, avec une incroyable constance dans le dégoût de vivre » (1974: 206).

 

 

 

Alessio Loreti © Nevers 2011

 

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