L'expérience littéraire d'Armand Guibert en Tunisie (1929-1941)

Publié le par Alessio Loreti

Dans la vie culturelle tunisienne de l’entre-deux-guerres, Armand Guibert (1909-1990) s’impose par son rôle unique de médiateur transculturel et de poète œcuménique. La Tunisie où il débarque dans les années 1930 est le décor de rencontres humaines variées et imprévisibles que Guibert traduit en autant d’expériences littéraires.

 

Né le 11 mars 1906 à Azas (Tarn), un village du Sud-Ouest de la France, Armand Guibert passe son enfance à Saint Sulpice. Une fois achevées ses études d’anglais à l’Université de Toulouse, il part en 1926 à la découverte de la Grande Bretagne où il enseigne le français. Cette grande île représente pour le poète nomade, un premier tremplin vers des lieux sans frontières et ouverts aux échanges, qu’il explore dans sa jeunesse, notamment la Tunisie, puis le Portugal, l’Italie et l’Afrique du Sud (1945).

Débarquant en Tunisie en 1929 à l’âge de 23 ans, il enseigne dans un premier temps l’anglais au lycée de Sousse. Guibert déclare avoir amorcé son initiation à l’Afrique dans cette ville - « l’Hadrumète de jadis qui avait déjà dégorgé de son sol sec une mosaïque digne de Ravenne » - qui est une synthèse des civilisations méditerranéennes qui s’y sont succédé. Au cours de cette première année d’aventures tunisiennes, il rencontre Jean Amrouche : cette amitié sera un ferment de son activité littéraire en Tunisie. Ayant été nommé au lycée Carnot de Tunis, en 1932 il s’installe dans la capitale de la Régence.

Ce séjour de la prime jeunesse, - un âge d’or caractérisé par un élan créateur et un enthousiasme sans réserves face aux nouvelles aventures -, représente une étape déterminante dans l’épanouissement de la personnalité et dans la vie intellectuelle de Guibert. De Tunis il part souvent en voyages, pour lui « un acte qui lui permet de se confronter avec lui-même et de prendre la mesure de sa propre inquiétude » ; à l’occasion des vacances scolaires il parcourt d’autres pays, notamment l’Italie, le Portugal, l’Europe de l’Est. Mais lorsqu’il est loin il éprouve le violent désir de regagner l’Afrique et ne pense qu’à « retrouver la mer, cette mer qui bat comme un poème cadencé, présente jusque dans le sommeil, jusque dans les plus opaques ténèbres, avec sa caresse de vagues plus belle que la plus belle des pensées… ». Le poète essaie ainsi de tisser des liens viscéraux avec son pays d’accueil, nouant au fil de ses rencontres des amitiés dont il pressent déjà les ambiguïtés.

 

« Les yeux tournés vers la terre d’Afrique où m’attire un sort inéluctable,

Lointaine encore après les îles, mais présente dans la brûlure salée du vent des sables,

Je pense à ma jeunesse qui déjà n’est plus la leur et qui demain ne sera plus qu’un nom remémoré.

Entre eux je suis un étranger, moi qui me voudrais leur frère de sang, de rires et de chansons ».

 

Tunisois d’adoption, Guibert semble se reconnaître dans les traits de sa terre d’accueil et dans des valeurs universelles qu’il partage : la modération, la souplesse et le pragmatisme dans l’expression, un esprit humble ouvert à la négociation et favorable aux échanges et qui sait éviter la confrontation directe, l’originalité d’une pensée stimulée par de nombreux apports extérieurs. Guibert décrit ainsi la manière idéale de vivre en poète : « vivre en soi, mais avec les yeux ouverts sur le monde, vivre d’échanges et de dons, ne pas savoir se refuser à un appel de l’extérieur, n’est-ce réaliser au-dedans de soi une préfiguration de l’universel ? » Cet univers méditerranéen, dont la Tunisie est maintenant le centre, se caractérise par un idéal d’humanité qui consiste en un « équilibre harmonieux des facultés propres à l’homme ». A en croire les images reflétées dans les écrits du poète, ce pays nourrit ses espoirs et ses idéaux juvéniles.

 

« Sa façade littorale tournée vers l’Orient, la Tunisie est une nacelle soumise aux brises et à la vague d’un certain esthétisme levantin, byzantin, hellénistique, qui se manifestait jusque dans la prose des jours : tel garçon de café prenant du recul pour examiner sous divers angles une fleur posée sur un guéridon ; la touffe de basilic sur laquelle on promène la paume de la main pour en humer ensuite le parfum ; les encorbellements bleu tendre des moucharabiehs qui rompent la géométrie des murs blancs ; les vasques qui gouttent dans le silence d’un patio tapissé de faïences craquelées ; ou encore le lent engourdissement, créateur de rêves et de féerie (« je me fais plaisir », me disait un inconnu) que versent la minuscule pipe à fourneau d’argent et le thé vingt fois sucré et recuit sur la braise… »

 

Ce portrait impressionniste représente la Tunisie comme une petite barque impuissante face aux vagues et aux vents - notamment en provenance du Levant –, tout comme aux intrusions étrangères et aux blessures de l’Histoire. Dans cette terre dont le destin est lié intimement aux mouvements de la mer, l’homme se laisse dominer, sans qu’il puisse y résister, par un épicurisme qui enivre et assoupit la volonté, concilie le rêve, l’incite à la douceur de vivre. Par la poésie libérée des idéologies et authentique dans son élan - qui n’est que l’invisible trait d’union réunissant tous les hommes -, Guibert intronise l’héritage culturel d’un présent où les empreintes du passé survivent dans le quotidien des Tunisiens de toutes origines :

 

« Si les teinturiers de Djerba n’ont pas modifié leur technique depuis le temps où leur pourpre rivalisait avec celle de Tyr, si les pêcheurs tunisiens manient toujours le trident comme leurs devanciers des mosaïques anciennes, il est tant d’autres filiations à peine voilées en cette ère mécanicienne : le cocher maltais et le chauffeur de taxi sicilien, tous deux apparentés à l’Aurige de Delphes, le fellah maghrébin converti à la monoculture, marchant sans le savoir sur les traces des paysans de la vallée du Nil […] Si le vêtement seul, en certains cas, a changé, comment les âmes en seraient-elle atteintes ? Grattez le tuf de tous ces humains vêtus de loques ou de beaux complets, chargés de fardeaux ou de bijoux : vous y trouverez, dans sa nudité, le peuple qui de son tumulte emplit la fable – c'est-à-dire la Vie : celui qui montre ses visages courroucés, radieux, extasiés et grimaçants dans le chant des poèmes homériques, de l’Enéide, de la Divine Comédie, et dans une infinité de textes moins célèbres ».

 

Guibert n’entend jamais le mythe de la Tunisie romaine dans le but de légitimer la présence du colonisateur européen, qu’un rappel de l’histoire semble reconduire sur les pas de ses ancêtres, en cette terre prédestinée de Carthage. En revanche, Guibert fait appel à une vocation latine des expressions humaines « en notre ville de Tunis où pénètre chaque jour plus avant la pensée latine » - ce qui lui fait minimiser une composante arabe moins influencée par les apports européens. Aux critiques provenant de la métropole, où on l’accuse de concentrer ses talents de « découvreur » dans une province périphérique, il réplique : « Sans rien sacrifier de l’élément autochtone, nous croyons faire assez en vue de la diffusion de talents et de nom étrangers pour n’avoir jamais à encourir le reproche d’exclusivisme et de monotonie ». Par ailleurs Guibert se montre anticolonialiste et n’hésite pas à prendre le parti des colonisés, montrant du doigt la médiocrité de certains Européens : « tel qui, en Europe, aurait balayé les rues ou graissé des camions, se croyait des droits discrétionnaires sur un peuple dont il était l’hôte et naturellement le droit de le mépriser. Apprendre sa langue était exclu, et pénétrer dans sa civilisation au-delà du sujet de carte postale, ne lui venait même pas à l’esprit ». Il considère aussi les colons comme des « gens durs à la peine et infatués d’eux-mêmes qui ne s’attardaient guère en ville », tout en affirmant que « se réclamer d’une race pure parait follement arbitraire ».

Les pierres de Dougga ou d’El Djem chez Guibert sont plus que le simple décor d’un dialogue littéraire, suggestif et platonique, avec les ancêtres. Il retrace un lien bien réel – qui est toujours existant entre des hommes d’époques différentes bien qu’issus d’un même brassage culturel méditerranéen. Les personnages qu’il observe sont les acteurs ignares d’une même tragédie antique qui représente la vie, encore et toujours semblable à elle-même :

 

« Il y a la réalité concrète, celle des barques et des ports, des marchés, des voyages, des repas auprès de la source, des tisserands, des fileuses et des vachers. Tout ce menu peuple s’agite dans les feuillets de l’Odyssée, le premier des grands poèmes méditerranéens, aux côtés des monarques et des princesses, non pas dans leur ombre, mais sur le plan de la familiarité la plus naturelle. Les personnages les plus obscurs prennent vie et traversent les siècles : Eumée le chevrier, Elpénor le timonier, dont nous oublions trop qu’ils nous sont connus par le canal d’un poème. […] [La fable méditerranéenne] calquée sur l’humain dont elle met en évidence la profusion et la multiplicité. Elle humanise les dieux pour mieux diviniser l’homme ».

 

D’autre part ce creuset de civilisations, dopé par le colonialisme, favorise aussi des déchirements identitaires et des souffrances intérieures, comme dans le cas de Jean Amrouche (poète d’origine kabyle) au sujet duquel Guibert écrit qu’« il relève de la tératologie coloniale, par quoi les rapports humains sont viciés à la base ; l’homme, à n’en pas douter, devait mortellement souffrir de sa situation d’hybride social d’où cette maladive volonté de s’affirmer, sans autre effet que d’accentuer son déséquilibre ».

 

Paru en 1938 et à mi-chemin entre essai et récit de voyage, Périples des îles tunisiennes est la synthèse de l’expérience de Guibert en Tunisie. Il est d’après Camus « un témoignage amer et vibrant sur l’époque, car on y sent un homme bien décidé à ne pas se séparer de ce que son cœur une fois pour toutes a choisi, dont toute l’attention va aux images du monde et dont le seul souci est de rien perdre qui soit pur ». Pour Guibert une île est un microcosme propice à l’épanouissement de l’esprit et à la réflexion créative sur la vie : « est-il rien de plus jeune qu’une île ? Une île est la création à la mesure du regard humain, c’est un univers réduit élevé dans sa pureté première au-dessus des eaux salées qui ont engendré les mondes. L’âme y éprouve ces instincts qu’anesthésie la civilisation ». Les îles évoquant par définition la particularité, l’indépendance, la marginalité, la Tunisie est imaginée, elle aussi, comme une île divisée en plusieurs îlots, et qu’elle finit néanmoins par réunir - Djerba, les îles Kerkena, Zembra, la Galite -, tout comme les différentes communautés allogènes abritées sous son ciel. Dans un périple que Guibert entame au nord, la Tunisie représente l’ « île » méridionale, la plus éloignée des îles méditerranéennes, derrière la Corse, la Sardaigne, Ischia et Capri, la Sicile, Malte, Pantelleria, dont l’âme plus que l’aspect extérieur séduit Guibert. Il voit le prolongement du monde classique en cette mer qui rassemble les îles tunisiennes ; parmi elles figurent des lieux épiques, comme Djerba, qui enchantent et captivent par leur magie les Ulysse et les Enée de tous les temps. Finalement ce livre est aussi le portrait de son pays d’adoption (qu’il abandonnera pourtant trois ans plus tard pour le Portugal, en 1941). Il veut y rendre hommage à ses « sœurs marines », le poète étant le seul interprète possible des dialogues intérieurs et ineffables entre les oiseaux et les îles.

 

« Grâce à votre leçon je connais désormais ma règle, et ma devise : toujours aller de l’avant, à l’inverse du poète trop faible pour accepter la vie, n’importe où DANS le monde, pourvu que ça soit avec votre souvenir ami […] s’il se peut je tresserai une couronne faite des chants inspirés par lesquels les poètes ont accru de la leur votre immortalité ».

 

Si la Tunisie est l’île idéale, Tunis en est le port. De nombreux voyageurs de tous horizons se rencontrent au hasard du destin dans cette ville fourmilière : « je ne sais quelles migrations y amenaient chaque jour des êtres savoureux, de ceux qui sont le sel de la terre, dont le chemin croisait le mien ». Plus petite qu’Alger et Alexandrie, Tunis n’est pas moins un carrefour cosmopolite, à la fois sobre et discrète :

 

« Tunis, modeste capitale d’un pays de trois millions d’âmes, n’en était pas moins une métropole. Lieu d’échanges au confluent des courants de l’histoire, sordide et aérée selon les quartiers, ici tortueuse, là rectiligne, sentant le safran, le curcuma, la coriandre, la citronnade, l’anisette, l’huile chaude, la saumure et le jasmin, elle brassait tout un magma humain, issu de mille venelles, qui trottinait sans hâte entre les mosquées de rites divers, parmi les souks couverts de claies et de cotonnades, sous les ficus bien taillés d’une large avenue. Si le port, éloigné de la mer, ignorait le rythme et le frisson de la houle, on y voyait des mahonnes du sud décharger des gargoulettes géantes, et des voiliers siciliens à la cale accueillante ».

 

Tunis devient un observatoire ouvert sur le monde offrant à Guibert un terreau propice aux expériences interculturelles : « la colline de Carthage est un assez bon proscénium d’où la voix peut aisément franchir les mers avec les préjugés, un de ces hauts lieux d’où un poème peut avoir sur quelques âmes choisies plus d’efficace qu’une conférence de la paix ». Cette ville d’adoption qui représente l’axe de sa vie incite Guibert à la création littéraire, à la traduction, à l’édition : « A Tunis je collaborais à tout ce qui pouvait s’imprimer dans cette ville, où la curiosité des choses de l’esprit nouveau ne demandait qu’à s’éveiller ». D’ailleurs c’est à Tunis que Guibert prend contact avec Garcia Lorca (dont il sera le premier traducteur en français), par le biais de son frère qui était consul d’Espagne en Tunisie. Et si ce monde composé d’« Africains de naissance ou par situation et dont la variété fait la force vivante », est à l’écart du Paris littéraire, cela ne pose aucun inconvénient d’après lui. « Le relatif isolement nous est un privilège et un excitant », écrit-il, d’autant plus que ses efforts ne manquent pas d’être salués en métropole aussi : « la presse de France fit chorus, reconnaissant loyalement qu’elle était alertée par la petite musique de chambre venue de Tunis ».

Après avoir publié Transparence à Paris en 1926, à la période tunisienne remontent la création ou la publication de nombreuses de ses œuvres : les recueils de poèmes Enfants de mon silence (1931) et Palimpsestes (1933), un essai sur le poète anglais Rupert Brooke (1933), l’essai Poésie d’abord (1937), Périple des îles tunisiennes avec lequel il obtient le prix Carthage en 1938, le recueil Oiseau privé (1939), l’essai Méditation sur un timbre poste (1940). Il édite les œuvres de Jean Amrouche ainsi que de nombreux autres écrivains parmi lesquels figurent : Patrice de la Tour du Pin, Roy Campbell, Valéry Larbaud, Milosz, Jean Cayrol, Henri de Montherlant, Gabriel Audisio, Louis Braquier. Guibert publie en français dans Mirages des textes de nombreux Italiens comme Ada Negri (1932), Aldo Capasso (1935), Salvatore Quasimodo (1933) Antonio Corpora (1937), Salvatore Brignone (1932), pour ne citer que les plus importants. L’appartement qu’il loue à Tunis, 46 rue de Naples, devient entre 1932 et 1941 un laboratoire d’expériences littéraires unique ; il est le siège de : Les éditions de Mirages (1933-1934), Les Cahiers de Barbarie et Les amis des cahiers de Barbarie (1934-1937, 1942), Monomotapa (1938-1940).

 

« Au cœur de la ville européenne, dans une rue qui depuis lors a été trois fois rebaptisée, je m’étais logé de façon fort bohème. J’ai eu beau connaître par la suite des retraites plus misérables, et d’autres proprement fastueuses, il n’en est pas une à laquelle je pense avec l’émotion qui m’inspire cette grande chambre sans style qui donnait sur un mur aveugle comme un fronton de pelote basque. Là devait se constituer un fief de poésie et d’amitié où défilèrent en quelques années les êtres les plus divers, des clochards et des ambassadeurs, de grands écrivains et de fort obscurs ; des jeunes femmes inattentives à l’impersonnalité de décor, vestales du feu qui couvait à l’insu de la foule ; des garçons de tout poil, les uns strictes, les autres débraillés, tous riches de quelque singularité – pleins d’avenir ou merveilleux ratés selon l’optique et le jugement du monde ».

 

Rassembleur de poètes, Guibert dévoile une écriture qui est la somme de voix solitaires enchevêtrées dans tout un brassage linguistique, ethnique et culturel d’éléments très proches et à la fois différents, opposés mais aussi complémentaires, et qui finissent par s’anéantir mutuellement. Dans cette agora tunisienne où il s’érige en modérateur, le jeune Guibert s’accorde finalement une étape de douze ans, bien plus longue que ne lui accorderaient ses instincts d’« oiseau migrateur ».

 

 

Alessio Loreti © Nevers 2011

 

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