Exploration d’ailleurs et expérience de l’Autre dans l’écriture de Francesco Cucca (1882-1947)

Publié le par Alessio Loreti

Le voyage, tout comme l’expérience de l’amour, de la guerre, de la mort, peut constituer une source d’inspiration importante chez un être humain, voire le moment « déclencheur » d’une écriture errante. L’écriture est ainsi une sorte de « reproduction du monde in itinere » et offre, à l’écrivain en puissance, l’occasion de s’extérioriser. Les « explorations d’ailleurs », les rencontres avec l’Autre, les synthèses intérieures d’identités multiples et partagées qui en découlent, peuvent engendrer autant d’expériences de création littéraire. Le voyageur évolue ainsi, pendant ou au bout de son périple, en un témoin de l’ailleurs exploré, pour devenir, dans certains cas, un écrivain.

            Selon le dictionnaire Larousse « voyage » dérive du latin « viaticum », qui signifie « argent pour le voyage », « tout ce qui est relatif au voyage ». D’autre part viaticum a aussi donné lieu en français (tout comme en italien) au mot « viatique » (« viatico »), c’est à dire : « argent, provisions que l'on donne pour faire un voyage », « moyen de parvenir, soutien, atout ». En liturgie, le « viatique » est le « sacrement de l'eucharistie administré à un chrétien en danger de mort », en vue d’un « dernier » voyage. Vice-versa, en latin le mot « voyage » se traduit par « iter », qui veut dire aussi « chemin » (Cfr. en français : « itinéraire », « itinérant »), alors que, s’il s’agit d’un voyage dans des lieux lointains - notamment à l’étranger - le latin se sert du mot « peregrinatio », sachant que le substantif latin « peregrinus » signifie « étranger » (Cfr. en français : « pérégrin », « pérégrination »). Le mot « voyage » nous ramène donc à l’idée de déplacement de personne(s), de trajet vers un lieu lointain, de séjour ailleurs, notamment à l’étranger, ou alors d’allées et venues, de déplacements, de départ, d’éloignement, voire de séparations.

            Dans cet exposé nous allons analyser le sens du voyage dans l’écriture de Francesco Cucca, pour remonter, par méthode inductive, au parcours humain de cet écrivain atypique. Notre point de départ est en effet une œuvre littéraire composée de quelques nouvelles, un recueil de poèmes, un récit de voyage, un roman, un essai et des correspondances. Dans ses écrits épars l’écrivain se reproduit à travers ses personnages afin de représenter sa propre expérience de voyageur. Une première partie sera consacrée au profil biographique et à l’œuvre de Cucca. Nous allons ensuite nous concentrer sur les thèmes récurrents dans son œuvre pour finalement essayer de trouver une définition de « voyage » qui nous aide à mieux comprendre le parcours de Cucca.


Francesco Cucca, un écrivain sui generis


Contrairement à Mario Scalesi (1892-1922), qui est souvent considéré par les Tunisiens ainsi que par la communauté française de la Tunisie coloniale (Arthur Pellegrin et Armand Guibert, entre autres) comme un écrivain italo-tunisien d’expression française, ou un poète francophone « mineur », le nom de Cucca ne figure dans aucun livre de littérature italienne[1].

            Cucca nait le 25 janvier 1882 à Nuoro, en Barbagia, une région située au centre de la Sardaigne. Orphelin, il gagne sa vie comme berger jusqu’à l’âge de quatorze ans, puis, à cause d’une crise agraire qui frappe alors la Sardaigne (et qu’il évoque dans la préface au récit de voyage Galopades dans l’Islam), il quitte sa région natale pour émigrer dans le Sud de l’île, à Iglesias, où il travaille comme mineur. C’est là qu’il étudie en autodidacte, la nuit, s’initie à la littérature, à travers des lectures désordonnées, et à la politique, s’orientant vers l’anarchisme et le socialisme révolutionnaire.

            Vers 1902, à l’âge de 20 ans, Cucca part en Tunisie en tant qu’employé d’une entreprise commerciale livournaise (la « ditta » Lumbroso) qui importe du bois d’Afrique du Nord ; par la suite il montera sa propre entreprise dans le Protectorat français. Il reste une quarantaine d’années au Maghreb, surtout en Tunisie, voyageant souvent à l’intérieur du pays, ainsi qu’en Algérie et au Maroc. Il apprend l’arabe dialectal, essayant d’assimiler la culture arabo-berbère locale afin de ne plus être considéré un étranger comme les autres. Ainsi, à propos du protagoniste de son roman Muni, rosa del Suf – Lakhdar, son alter ego -, Cucca écrit :

 

       Il vagabondait à travers les solitudes africaines exterminées, réchauffant la pensée aux flammes qui, dans les vallées et   dans les bruyères, paraissaient éclater des genêts en fleur, pendant qu’il chantait les premiers refrains arabes, qu’il apprenait               et dont les cantilènes retentissaient douces et mélancoliques. Mais maintenant, après des années de vie errante, grâce à la               connaissance de la langue, du mot d’amour au juron, de la chanson à la prière, maître dans les salutations et dans les gestes,               si proche de l’âme islamique, il se sentait sûr de lui-même (Cucca, 1996 : 21)[2].

 

Mais ce désir d’identification à l’Autre – que nous retrouvons chez de nombreux autres voyageurs européens en Afrique du Nord à cette époque-là[3], - n’est pas toujours possible, d’après Cucca :

 

Qu’il le veuille ou pas, il était l’intrus. Lorsque il s’attardait dans les douars, la méfiance succédait à l’accueil fêtard de l’arrivée, aux maigres festins pour l’invité de passage. Il se rendait compte alors que le fait de bredouiller des mots avec difficultés, d’être emmitouflé dans une casaque de velours foncé, lui empêchaient de conquérir entièrement le cœur de ces nouvelles gens, qui, par un étrange phénomène, ne lui apparaissaient pas comme des inconnus ; il éprouvait au contraire la sensation intime d’avoir grandi au milieu d’eux. Dès qu’il décidait de prolonger le temps de son arrêt sous une tente ou auprès d’une tribu, il ressentait immédiatement qu’autour de lui les cœurs se resserraient. A ce moment, comprenant qu’il n’était plus le bienvenu, il reprenait son chemin (Cucca, 1996 : 20).

 

Au cours d’un voyage dans les Aurès, en Algérie, il rencontre une jeune fille du Tell qu’il épouse et dont il se sépare quelques années plus tard[4]. En Tunisie il entretient de longues correspondances avec des personnalités connues de sa terre natale (notamment le poète Sebastiano Satta, originaire de Nuoro lui aussi, le jeune intellectuel Attilio Deffenu, qui mourra sur le champ de bataille pendant la première guerre mondiale, ou encore l’écrivaine Grazia Deledda, prix Nobel de littérature en 1926, à laquelle Cucca envoie des manuscrits et demande des conseils[5]). Parmi ses contacts français figurent Magali Boisnard, le peintre Gadan, auquel il dédie le recueil « Voix dans le désert », ainsi que Mallebay, le directeur de la revue anticolonialiste Les Annales Africaines. En particulier, Magali Boisnard, dans sa préface au recueil Veglie Beduine, écrivait en 1912 de Gadan et de Cucca :

 

En peignant le lit blanc et fauve de l’oued qui va se perdre dans le sable saharien, en immobilisant la couleur et toute la transparence de l’eau des montagnes, en érigeant dans l’âpre pâturage méditerranéen le berger aux yeux larges qui, drapé en son archaïque burnous, regarde, en jouant de sa flûte barbare, la mer ancienne pleine de légendes, le peintre a rencontré le poète qui les chantait. L’idéal aime apparenter ses disciples. Le vivant tableau que le pinceau fige sur la toile, la strophe vibrante que la plume cloue au papier s’appareillent.[6]

  

            Les ralentissements de l’activité économique en Tunisie dus à la crise mondiale des années 1930, puis la grande guerre qui s’annonce, obligeront Cucca à quitter son pays d’adoption pour l’Italie continentale dès 1939. Sans diplômes ni qualification professionnelle particulière, Cucca est d’abord employé au Ministère de l’Industrie à Rome, puis il part à Naples - et ce fut là son dernier voyage - où il vit très humblement jusqu’à sa mort, en 1947. Peu avant de s’éteindre il écrit quelques vers sur son paradis perdu, son île natale : « Sardaigne, Sardaigne, terre qui est la mienne / Pardonne cet enfant malheureux / qui vit encore en éternelle nostalgie. / Mieux aurait valu rester parmi les bergers […] / Mais exilé je demeure avec mon nom obscur » (Cucca, 1993b : 16)[7].

 

De la découverte à la création littéraire 


Pendant son long séjour tunisien, Cucca se consacre à l’écriture. Âme inquiète à la recherche d’un refuge, cet homme confie à une écriture souvent improvisée la chronique de ses voyages, de ses « galopades », à travers les terres du Maghreb.

            Dans la description des contrées qu’il visite et sa narration, il privilégie l’élément bucolique et il témoigne d’un certain « épicurisme » (nous allons y revenir). Ses poèmes – ses Verba Vitae (i.e. les mots de la vie) qui est le titre du « prélude » au recueil, d’après Magali Boisnard, « chantent avec la tendre et sereine ivresse des Bucoliques ; mais ils possèdent le souffle essentiel de l’âme barbare transmise au rythme des bardes. […] Ils sont un chant de vérité simple et lumineuse dans ce parler d’Italie au goût de miel et d’orange […] Drapé d’un manteau sauvage, le poète est celui qui écrit sur le marbre de la montagne au hasard des coups d’ailes et de sa pensée et des visions qui passent sous ses yeux »[8].

En effet, si Cucca affirme ne pouvoir rien dire sur des lieux, comme Tunis, sur lequels de nombreux écrivains « plus savants que lui » ont déjà écrit[9], il se révèle au contraire fin connaisseur de la végétation méditerranéenne comme par exemple dans ce passage du roman Muni : « Il habitait maintenant dans le gourbi[10] de son ami Kastoun, dans le douar de Aïn-Sellem, dispersé dans une clairière au milieu de la vallée, au centre d’un bois touffu de chênes verts et de chênes-lièges, d’épais sous-bois de lentisques, de myrtes et de cistes, qui rendaient ce lieu attirant pour les sangliers, les hyènes et les chacals. Il avait jeté sa casaque de velours sombre et tout ce qu’il lui restait d’européen dans l’âme » (Cucca, 1996 : 21 ). A une symbiose homme-nature correspond l’amitié qui suit des rencontres avec l’étranger :

Inséparables, Lakhdar et Kastoun étaient devenus les éperviers du douar. Ensemble ils agressaient et saisissaient les petites bergères errantes à travers les escarpements et les corniches, et les filles qui allaient chercher du bois dans la forêt. Ensemble ils sautaient sur les chevaux abandonnés dans les pâturages pour s’adonner ensuite à des courses folles. Ensemble tantôt dans les voyages, tantôt dans les marchés et à quelques fêtes, ensemble à la chasse au sanglier et à la hyène, ensemble pour tendre les pièges aux chacals. Ensemble pour les heures de sommeil sur la paillasse suspendue sur des poteaux enfoncés dans le sol dans un coin du gourbi (Cucca, 1996 : 22 ).

            Galoppate nell’islam, livre écrit vraisemblablement entre 1914 et 1922, représente un authentique récit de voyage qui raconte le périple qui amène Cucca de Tunis au centre de l’Algérie, à travers une série de péripéties, notamment une série de rencontres amoureuses. Les principales étapes du voyage sont : Tunis, Carthage, Bulla Regia, Ain Draham, Tabarka, Annaba, Hippone, Constantine et Hammam Maskutin, Gigili et Sétif, Batna, Lambèse et Timgad, les monts de l’Aurès, El-Kantara, Biskra, Sidi-Okba, Busciagrum, Tolga. Parmi les thèmes récurrents, dans ce texte figurent : le bled au soleil surpuissant et où même la lune resplendit de sa lumineuse fureur, le ciel azur et pur, l’air transparent et les sources d’eaux dans les villages reculés (cela nous fait penser à des contes traditionnels kabyles), les « incendies » des couchers de soleil, les palpitations de son cœur de voyageur frappé en permanence par la fièvre du vagabondage, la musique des danses et des chansons populaires, les fêtes et les traditions dans les villages et la description d’oiseaux et d’animaux sauvages (Cucca, 1993b : 138), les femmes toujours éprises d’un irrésistible désir amoureux, leur inimaginable lasciveté (Cucca est très peu pudique à cet égard), des hommes souvent brutaux et sauvages, voire bestiaux. Pendant la nuit secrète des vierges (notamment les femmes de l’Aurès qui ont le droit de changer d’homme à volonté) se baladent volontiers d’un gourbi à l’autre afin d’assouvir leur soif d’amour (notamment avec l’étranger !). Cucca ne manque de reporter des faits divers - des assassinats, des viols, ou encore des disputes violentes entre tribus qui amènent à des digressions intéressantes sur l’histoire locale (sur l’origine de mots de villes comme Tabarka ou Ain-Draham, par exemple), sur les vestiges romains et les fouilles archéologiques en cours ; il nous laisse aussi un beau portrait de M. Emilio Morinaud, maire de Constantine, à l’époque de son voyage.

           

Cucca exprime aussi sa nostalgie pour sa Barbagia natale, son dépaysement. Nous pouvons remarquer d’ailleurs que « Barbagia » (région au centre de la Sardaigne) et « Barbarie » (c'est-à-dire tout le territoire du Maghreb) ont une racine étymologique commune : le mot grec « Barbaros ». Dans les deux cas il s’agit en effet de zones périphériques - terres des « barbares », d’étrangers - vis-à-vis de Rome et du Latium, qui sont au centre de l’Empire romain et donc de la Méditerranée ou mare nostrum. On dirait que Cucca crée une osmose entre Barbagia e Barbarie, il « confond » ses deux terres ; d’ailleurs pour comprendre son œuvre (et c’est le cas aussi d’autres auteurs italo-tunisiens) il faut se référer non pas à un pays de provenance mais aux pays entre lesquels l’âme aux identités multiples de l’écrivain balance….

            La conclusion de son récit de voyages, Galopades, n’est que la reprise d’un interminable périple (peut-être imaginaire, cette fois-ci ?), à travers le Sahara :

Derrière les derniers palmiers, ivres de liberté, les nomades rêvaient. L’air chaud était chargée d’un parfum intense et je savourais la volupté profonde et vertigineuse de la vie vagabonde, heureux d’être seul parmi les gens nombreux qui parcouraient les routes du Sahara infini sous cette lumière qui était même une bénédiction, pendant que j’admirais tout le charme et l’enchantement de cette terre qui n’arrêtait pas le vagabond ; au contraire elle le poussait vers le chemin long dans sa vie brève. Et je devrais marcher encore, marcher longtemps encore et ne jamais me retourner (Cucca, 1993b : 184).[11]   

 

 

Une nature de nomade

Francesco Cucca nous apparaît comme un homme insoumis à la société des oppresseurs et du colonisateur (il est sympathisant de Paul Vigné D’Octon et entretient de longues correspondances avec des anarchistes italiens) ; on dirait même qu’il fuit la société tout court. En effet, à peine débarqué à Tunis, son « cœur primitif » (Cucca, 1993b : 21) ne résiste pas aux attraits d’un monde bien plus sauvage, et plus tourné vers l’intérieur, que la bruyante ville coloniale où il atterrit ne semble pas lui offrir. Il écrit à propos de Lakhdar, protagoniste du roman Muni, Rosa del Suf :

Il ne voulait prononcer ni même se souvenir de son propre prénom. Il avait quitté sa terre, poussé, plus que par la misère, par l’inquiétude [agitation] d’une jeunesse privée de liens familiaux. Ayant levé l’ancre par une nuit étoilée, il se retrouva en terre d’Afrique après avoir passé un bref temps en mer sur le pont d’un vieux bateau. Fourmilière cosmopolite aux airs de ville européenne, Tunis lui parut odieuse. Il se laissa captiver par l’immense solitude de la campagne, des forêts et des déserts, par le bleu éternel du ciel, l’accolade ardente du soleil, la pureté des nuits remplies d’étoiles. Avec un gourdin de marcheur derrière la tête et le trésor de la jeunesse dans l’âme, commença ainsi sa vie africaine, ou mieux, d’Africain. (Cucca, 1996 : 19)

 

            Dans quelle mesure pouvons-nous donc qualifier Cucca d’écrivain « nomade » ? D’après le dictionnaire Robert ce mot signifie « qui n’a pas d’établissement ou d’habitation fixe ». Nous entendons par ce mot quelqu’un qui est errant, instable, mobile. Mais si l’on analyse sa racine gréco-latine, l’adjectif « nomade » révèle un intérêt tout particulier dans notre réflexion sur Cucca. En grec « nomas» se traduit par : « qui paît, qui pâture » et donc, en sens figuré, « celui qui erre, qui change de pâturage, qui erre à la façon des troupeaux ou des conducteurs de troupeaux d’un pâturage à un autre, nomade ». Le grec ancien distingue cet adjectif du nom propre « Nomas», (Oi Nomàdes, en majuscules) qui veut dire « de Numidie » (région qui, comme nous savons, correspond à l’actuelle Algérie centrale et orientale ainsi que à la Tunisie nord-occidentale). Quant au latin, le dictionnaire Gaffiot reporte seulement le nom de peuple « Nomades » (masculin pluriel) qui veut dire « peuples errants de Numidie ». D’autre part, au français « nomade » correspond en latin un tout autre mot - « vagus » - (Cfr. « vaguer » en français, du verbe latin « vagari ») - utilisé par exemple chez Salluste.

            Bien plus récent que celui de Salluste est le témoignage d’un autre européen venu pratiquer son « nomadisme » en Tunisie et en Algérie dans les années 1880 : Guy de Maupassant. Chroniqueur du quotidien Le Gaulois, il donne une sorte de définition de nomade dans la nouvelle « Zar’ez » : « Chaque jour, peu à peu, le désert silencieux vous envahit, vous pénètre la pensée comme la dure lumière vous calcine la peau ; et l’on voudrait devenir nomade à la façon de ces hommes qui changent de pays sans jamais changer de patrie, au milieu de ces interminables espaces toujours à peu près semblables »[12]. Contemporain de Cucca, Paul Vigné d’Octon, un anticolonialiste originaire de la région de Montpellier, et dont Cucca parle dans sa correspondance avec Attilio Deffenu, écrit dans La Sueur du Burnous : « j’ai voulu, pour mieux pénétrer la vie bédouine, ses misères et ses grandeurs, passer de longs jours sous la tente au milieu des nomades sahariens, au cœur du bled » (Vigné d’Octon, 2001b).

            Finalement Cucca se laisse séduire par la vie nomade des bergers qui vivent au gré des déplacements de leurs troupeaux, par monts, vallées et déserts ; son écriture doit beaucoup aux chants de ces êtres vagabonds, nous paraît-il, après avoir lu ces vers :

Le soleil avait des flammes âpres et cruelles

Dans la fureur du vent du désert ;

A l’heure du midi, le grand mont désert

Avec sa haute cime s’approchait des cieux.

Les troupeaux et les bergers fidèles couverts

D’ombre faisaient la sieste ; dans le vallon

Ouvert et taciturne et sur les collines

Droites, tremblaient les tiges et les asphodèles.

Loin, le douar accroché aux rochers

Semblait une forêt de gros buissons gris ;

Les chiens accroupis ressemblaient à des loups.

Cris d’aigle et chansons de nomades !...

L’aigle s’élança sur les rochers

Et s’éloigna avec la mélopée des Errants (Cucca, 1993b : 67).[13]

 

Pour une définition de « voyage »

 

Quelle définition de « voyage » pourrions-nous proposer en nous fondant sur cette première analyse de l’œuvre de Cucca ? Un irrésistible désir de « nomadisme » pousse cet écrivain, tout comme d’ailleurs les nombreux personnages de ses livres, à partir, puis, après des escales, à repartir encore et encore, dans un périple infini qui n’a pas de but. La tentation « centrifuge » de l’auteur témoigne de son « déracinement » : Cucca semble suivre un étrange et mystérieux « appel de la nature » qui s’impose à lui comme le Fatum des Latins (le Maktoub des arabophones). Sur le chemin de Lambès à Constantine, Cucca remarque en effet comment « le grondement du torrent qui montait des gorges profondes vint à mes oreilles dès que je sortis de la gare, et je m’arrêtai. Ce fracas incessant paraissait me conter mille légendes anciennes […] m’attira vers les gorges et lorsque j’aperçus le sentier, suspendu et se penchant dans le vide, je m’y enfonçai » (Cucca, 1993b : 85). Cette force guette le voyageur à chaque répit, dans ses explorations de l’Aurès, par exemple : « Un instant après, m’éloignant du village, égaré et taciturne, l’âme toujours ardente par l’indomptable désir de voyages qui brule toujours en moi, je me mis à fredonner en arabe » (Cucca, 1993b : 109).

            D’autre part, cette même fièvre de voyages semble avoir donné un élan majeur à l’esprit créateur de bien d’autres poètes globe-trotter, notamment Isabelle Eberhardt (1877-1904), à laquelle Cucca dédie un poème dans Veglie, mais aussi à Magali Boisnard, Paul Vigné d’Octon, Armand Guibert, Maupassant, Abdul Karim Jossot (un Français converti à l’Islam dont le récit Le sentier d’Allah a été publié récemment dans l’anthologie Tunisie rêve de partages par Guy Dugas). A propos de ses explorations dans la Maghreb, Vigné d’Octon écrivait dans la Sueur du burnous (livre où l’auteur dénonce les méthodes du colonialisme français et qui a été très probablement lu par Cucca avant qu’il ne rédige son essai Algeria, Tunisia, Marocco) :

 

Avec eux [mes chameliers], je pouvais tout à mon aise m’attarder parmi les douars et les tribus dans les oasis, y mener l’existence du nomade, étudier sur le vif les misères et les innombrables abus dont il souffre de la part de ses vainqueurs. Avec eux, je pouvais passer de longues semaines dans les maisonnettes en torb, c'est-à-dire en boue, des Ksouriens (habitants de villages sahariens), écouter leurs doléances et voir à quel point les oppriment leur vainqueur et le fisc brutal. Avec eux, enfin, je pouvais pénétrer au sein des vieilles zaouïas désertiques qui sont à la fois des écoles coraniques et d’hospitalières hôtelleries (Vigné d’Octon, 2001b : 13)

 

Nous pouvons donc définir le voyage comme un moyen par lequel un être humain, notamment un poète, tente d’assouvir un désir débordant de recherches, de connaissances, de rencontres, de découvertes personnelles, de dépaysements en des lieux étrangers. L’ « action » de voyager représente une quête existentielle, menée en parallèle sur deux fronts : à la fois à l’intérieur de soi-même tout comme chez l’Autre, dans le pays de l’Autre, par le biais d’explorations, d’expériences humaines, physiques ainsi que spirituelles. Le but du voyageur est celui d’instaurer un dialogue avec l’Autre, voire une confrontation, afin de combler cette étrangeté qui le séduit.

            Nous pouvons aussi esquisser une dynamique possible, en trois temps, de l’évolution qui mène un homme du voyage vers la création littéraire. Dans un premier temps le voyage stimule naturellement la connaissance de soi-même et de sa culture d’origine, un besoin « défensif » qui se manifeste de façon urgente au voyageur soucieux de garder sa propre identité, qui par moments lui semble menacée lorsqu’il est à l’étranger – (cela est vrai pour tout voyageur, me semble-t-il, même pour le touriste du troisième millénaire qui part en formule tout inclus). Cucca a en effet bien gardé des liens avec l’Italie, du moins avec certains intellectuels ; son italianité, voire même son identité sarde, sont restées « intactes » tout au long de son séjour tunisien (je dirais même qu’il a été imperméable à une francophonie à laquelle d’autres italo-tunisiens, comme Cesare Luccio, Mario Scalesi, Adrien Salmieri, se sont « conformés »).

D’ailleurs ce besoin d’une plus grande connaissance de soi et de ses origines se manifeste aussi pour la personne qui est chez elle mais qui est confrontée à l’Autre malgré-elle - pensons par exemple aux peuples « colonisés », et donc en condition de résistance culturelle, ou des pays en voie de développement et qui vivent du tourisme.

            En même temps le voyageur, étant confronté à l’Autre et à sa culture, éprouve une certaine empathie vis-à-vis de l’Autre, ainsi que le besoin de mieux connaitre ses interlocuteurs, voire de se faire accepter par ceux-ci. Cucca, nous l’avons vu, a effectivement essayé de s’approprier la culture et l’univers de cet « ailleurs » dans lequel il s’est installé.

            Enfin l’expérience du voyage peut pousser un être à écrire dans le but de transmettre, de « traduire » avec ses mots à lui (ou à elle) donc, des connaissances acquises lors de ses voyages, afin de les partager (on peut en effet très bien écrire exclusivement pour soi sans jamais prétendre d’être lu1). Et c’est à ce moment-là que le voyageur devient écrivain (voyageur).

            Pour conclure, ces expériences d’échanges avec l’Autre représentent peut-être pour l’écrivain un besoin d’identification à  celui-ci, ou du moins un désir d’adoption sans aucun compromis. Cucca en effet dans son roman se définit bien « l’Arabe d’élection » et écrit : « Myriam, la mère de Kastoun, ne faisait pas de distinction entre les deux jeunes. Elle avait, comme elle aimait à le répéter souvent, non plus un, mais deux fils » (Cucca, 1996 :21). Mais il semble déçu lorsqu’il se rend compte que sa « greffe identitaire », pour ainsi dire, n’est pas complètement réussie. Ainsi, l’identité originaire de l’écrivain, au cours de ses voyages, n’est pas menacée par l’expérience de l’Autre : Cucca, par son isolement, par son « insularité », reste finalement assez distant des ses interlocuteurs, à l’écart.

 

Références

Cucca, Francesco (1909) I racconti del gorbino, Teramo: La Fiorita

Cucca, Francesco (1993b) Veglie Beduine, Cagliari: Astra editrice.

[première édition : 1913]

 Cucca, Francesco (1993b) Galoppate nell'Islam, Cagliari: Condaghes.

[Première édition : 1923]

Cucca, Francesco (1996) Muni Rosa del Suf, Nuoro: Il Maestrale

Cucca, Francesco (1998) Algeria, Tunisia, Marocco, Nuoro : Istituto Superiore Regionale Etnografico

Cucca, Francesco (2005) Lettere ad Attilio Deffenu, Cagliari : Centro di Studi filologici sardi

Maupassant, Guy de (2007) Nouvelles d’Afrique, Lyon: Editions Palimpseste

Vigne d’Octon, Paul (2001) La sueur du bournous, Paris : Les nuits rouges

[Première édition : 1911]

 



[1]Jusque-là son œuvre a intéressé seulement quelques spécialistes de littérature régionale sarde, notamment Giuseppe Marci, Dino Manca, Simona Pilia.

[2] Traduction personnelle.

[3] Par exemple Guy de Maupassant, Paul Vigné d’Octon, Isabelle Eberhardt, etc..

[4]Toutefois il est difficile de reconstruire le profil biographique de cet homme ; le seul « témoin » vivant de la vie de Cucca, son neveu Salvatore, a « enseveli » tous les manuscrits, les notes et quelques souvenirs de son oncle dans une armoire qu’il ouvre de façon ponctuelle aux chercheurs à condition qu’il se rendent chez lui, dans le Latium. Il serait envisageable qu’au moins une partie de ce fonds soit léguée par la famille Cucca à une bibliothèque.

[5] Voir Cucca, 2005.

[6] Voir la préface de Magali Boisnard au recueil Veglie (1993b).

[7] Son dernier voyage en Sardaigne remonte à 1919, lorsqu’il y était allé pour soutenir des amis candidats aux élections, notamment Paolo Orano.

[8] Boisnard dans la préface au recueil Veglie, Cucca, 1993b.

[9] Voir « Tunes El-Beida » in Galoppate, 1993 : 21).

[10] Habitation arabe rurale en mur de pisé et sol en terre battue.

[11] Nous remarquerons, en lisant Cucca, la vivacité de son langage, son goût pour l’intrigue qui rendent son œuvre agréable malgré une syntaxe souvent anarchique, une grammaire un peu approximative.

[12] Voir Nouvelles d’Afrique de Maupassant, recueil paru aux éditions Palimpseste en 2007.

[13] Traduction de Magali Boisnard publiée dans sa préface au recueil Veglie.

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